Crise en Ukraine : quels impacts économiques et financiers ?

Au-delà de son impact immédiat sur les marchés financiers, la crise russo-ukrainienne pose de nombreuses questions économiques pour l’Union européenne. Faut-il s’inquiéter des conséquences d’une éventuelle mise au ban de la Russie sur le plan international ? Analyse.

Au terme de plusieurs semaines de montée régulière des tensions, les troupes militaires russes sont entrées en Ukraine jeudi 24 février. Des tirs d’artillerie et de missiles ont touché plusieurs endroits du pays, bien au-delà des régions séparatistes de l’Est. La ville de Kiev a notamment été touchée. Ces attaques semblent viser essentiellement des infrastructures militaires, mais les troupes russes progressent dans le pays à proximité de plusieurs grandes villes.

Il est encore trop tôt pour évaluer les buts de guerre de cette offensive. Vladimir Poutine a déclaré vouloir « neutraliser le potentiel militaire ukrainien », ce qui pourrait plaider pour une action rapide, concentrée sur les cibles militaires. Les offensives en provenance de Crimée et de la région de Kharkiv peuvent viser à encercler les troupes ukrainiennes massées sur la ligne de front avec le Donbass, où les indépendantistes pro-russes sont également en action. Néanmoins, les attaques en direction d’Odessa et de Kiev laissent penser à un objectif plus fort de changement de régime en Ukraine, ce qui reste aux yeux de certains analystes le principal objectif de la Russie. On notera que les forces militaires sont très déséquilibrées en faveur de la Russie. Néanmoins, si cette dernière envisage une occupation longue, elle pourrait se retrouver face à une situation de guérilla. Certaines estimations chiffrent à près de 600 000 le nombre de soldats nécessaires dans un tel scénario1, à comparer à des forces militaires totales de 900 000 soldats. D’autre part, ce type d’engagement peut causer un flux régulier de pertes humaines chez l’occupant, très coûteux sur le plan domestique. Les prochains jours devraient permettre d’en savoir plus sur l’objectif réel de la Russie.

L’OTAN a exclu l’envoi de troupes en Ukraine, éliminant pour le moment le risque d’une confrontation directe. Toutefois la coalition enverra des troupes dans les pays frontaliers pour renforcer la dissuasion, sans pouvoir exclure totalement un risque d’escalade. À ce stade, la réponse immédiate des pays occidentaux se concentre néanmoins sur des sanctions économiques de grande ampleur. Le Royaume-Uni et les États-Unis ont déjà répondu par une salve de mesures visant les institutions financières russes et certains individus. Les mesures prises pour l’instant comprennent le gel des actifs des institutions financières et l’interdiction de levées de capitaux en provenance de Russie sur les marchés occidentaux.

Il faut toutefois noter que la Russie s’est efforcée, au cours des dernières années, de limiter sa dépendance au dollar, réduisant par exemple sa détention de Treasuries de 98% par rapport à 20122. D’autre part, la Russie affiche un excédent courant de 5,1% au T3 2021, qui rend le pays moins tributaire des financements internationaux3. Le pays est créancier vis-à-vis du reste du monde. Pour l’instant, les Occidentaux n’ont pas exclu la Russie du système SWIFT, l’une des principales infrastructures du système financier mondial, notamment du fait de l’opposition de certains pays européens. Une telle exclusion compliquerait les transactions commerciales et financières pour les entités russes. Par ailleurs, des mesures interdisant les exportations de produits technologiques avancés ont été annoncées par les deux pays. Dans le secteur énergétique, la certification du gazoduc Nordstream 2 par l’Allemagne a été ajournée.

Sans surprise, cette attaque a provoqué une brutale montée de l’aversion au risque sur les marchés, avec une baisse des actifs risqués et des rendements obligataires. Le pétrole s’est apprécié de 8% en dépassant les 100 dollars/baril et le prix du gaz s’est envolé de plus de 30%. Les marchés s’interrogent notamment sur l’impact économique de ces événements.

 

Un impact économique actuellement concentré sur l’approvisionnement énergétique

L’exposition directe de l’Union européenne et des autres régions du monde aux marchés ukrainien et russe est relativement limitée. En dollars courants, l’Ukraine ne représente que 0,2% du PIB mondial, la Russie 1,7%. Les importations de cette dernière ne représentent que 0,3% du PIB mondial et proviennent à moins de 40% d’Europe de l’Ouest ou des États-Unis4. La baisse de la demande ukrainienne et d’éventuels embargos contre la Russie auraient donc un effet limité, d’autant plus que la Chine a affiché son soutien à la Russie et pourrait permettre au pays de contourner une partie des mesures. Les sanctions prises contre la Russie mettront donc du temps à peser sur la croissance du pays. Pour l’Union européenne, les exportations vers la Russie ne représentent que 1,6% du total, ou 0,5% du PIB4. Suite à l’invasion de la Crimée par la Russie, les exportations de l’UE vers cette dernière avaient déjà diminué de moitié4. Une baisse de la même ampleur pourrait donc retrancher 0,25% de PIB.

Le point sensible par lequel les économies européennes peuvent en revanche être impactées se trouve du côté de la dépendance énergétique envers la Russie. En 2019, 97% de la consommation de pétrole de l’Union européenne était importée, tout comme 80 à 90% de sa consommation de gaz, variable selon les années4. En 2021, les importations de produits énergétiques, dont le coût a bondi en fin d’année, représentaient 379 milliards d’euros, soit 18% des importations totales de l’UE4. Le pétrole représentait 70% de ces importations, dont 25% proviennent de Russie. Le gaz naturel représentait 20% de ces importations, dont 45% de Russie4.

Cette dépendance énergétique pourra jouer soit sur les volumes, soit sur les prix. L’hypothèse la plus négative est celle d’une baisse, voire d’un arrêt des flux de pétrole et de gaz. Dans un tel scénario, se posent les questions du niveau de stockage et des ressources alternatives. Pour ce qui est du stockage, il est actuellement en-dessous des normes saisonnières, mais la période de moindre consommation approche. Les stocks actuels représenteraient environ un mois de consommation. Ils seraient donc suffisants pour les prochaines semaines, mais la question du remplissage des réserves pour l’hiver prochain se poserait. Les alternatives sont à trouver du côté du marché du gaz naturel liquéfié (GNL), ayant représenté environ un tiers des importations par gazoduc lors des 18 derniers mois. Sur ce marché, l’Europe est en concurrence avec les pays asiatiques et la capacité du GNL à fournir de telles quantités de gaz n’est pas certaine.

Le scénario d’un arrêt total des importations énergétiques en provenance de Russie constitue toutefois un scénario non central. Les autorités russes ont à plusieurs reprises déclaré vouloir maintenir les flux et l’économie russe reste très dépendante de ces exportations. La décision reposera principalement sur le choix de l’Union européenne d’inclure ou non l’arrêt des importations de gaz et de pétrole aux sanctions économiques visant la Russie.

Une hausse des prix de l’énergie qui saurait être amortie

Se pose alors la question du prix. Concernant le gaz, il faut tout d’abord rappeler qu’une part non négligeable du gaz acheté en Europe l’est encore dans le cadre de contrats long-terme avec notamment une indexation au prix du pétrole. Les prix spots du gaz ont progressé de plus de 30% sur la séance de jeudi, mais ils restent sous les pics atteints fin décembre dernier. La saisonnalité de la demande fait qu’il n’est pas certain que les prix se maintiennent durablement à ce niveau, supérieur de 178% au niveau moyen de l’an passé. Pour rappel, l’année dernière avait déjà connu une multiplication par cinq du prix spot, mais l’indice des prix à la production n’avait que doublé.

De son côté, le prix du pétrole a touché les 105 USD le baril le 24 février avant de rebaisser à 100 USD en séance. L’annonce par Joe Biden d’efforts coordonnés pour limiter la hausse du prix du pétrole a eu un effet notable.

Si l’on prend comme référence le point haut des prix du gaz de décembre et le niveau actuel des prix du pétrole, la facture énergétique de l’Union européenne pourrait donc augmenter d’environ 40% par rapport à l’année passée, ce qui représenterait un choc de 1 point de PIB pour l’UE. Cet impact est loin d’être négligeable, mais pourrait être amorti par une poursuite des mesures de prise en charge des coûts de l’énergie par la puissance publique, avec pour conséquence un accroissement des déficits.

Une croissance toujours robuste

Par ailleurs, ce choc intervient dans un environnement porteur pour l’économie européenne. La fin de la vague Omicron permet un net rebond de l’activité, comme en témoignent les indices PMI avancés pour le mois de février.

De même, le taux de chômage est au plus bas dans l’Union européenne et les ménages disposent encore d’une sur-épargne abondante pour absorber le choc. Les perspectives d’investissement des entreprises sont toujours très bien orientées. Les prévisions de croissance pour l’Union européenne sont de 4,1% en 2022 et 2,6% en 2023 : un choc de 1 point de PIB étalé sur les deux ans n’empêcherait pas la croissance de se maintenir au-dessus de son potentiel de long terme. Soulignons enfin que la croissance européenne pourrait, a contrario, être soutenue par une hausse des dépenses d’investissement des États en matière de Défense et de transition énergétique, ces dernières ayant pour but de réduire la dépendance énergétique envers la Russie.

On notera enfin que la crise devrait à nouveau jouer en faveur d’une hausse de l’inflation, liée à l’envol des prix de l’énergie. Par effet de second tour, les anticipations d’inflation pourraient elles-mêmes continuer à progresser.

Quels impacts pour les marchés ?

Les prochains jours permettront d’y voir plus clair et de dépasser la forte réaction baissière de la journée du 24 février. Il faudra également surveiller les impacts éventuels relatifs à la liquidité des marchés.

Un impact modéré sur la croissance et haussier sur l’inflation signifie que cette crise ne devrait pas remettre en cause le tournant plus restrictif de la politique des banques centrales dans les pays occidentaux. Tout au plus celles-ci pourraient-elles décaler de quelques mois la normalisation de leur politique monétaire. Dès lors, il est probable qu’au-delà d’une première phase de repli observée le 24 février, les taux reprennent le chemin de la hausse lors des prochains mois.

L’impact de la crise ukrainienne sur la croissance et sur les prix de l’énergie pourra éventuellement ralentir la progression des bénéfices par action, mais ces événements interviennent dans un contexte extrêmement porteur pour la croissance. Sauf généralisation peu probable du conflit, l’évolution des politiques monétaires devrait donc rester l’événement clé de l’année 2022.

 

 

1 Source : OTAN, Financial Times, 24 février 2022.

2 Source : US Treasury, Bloomberg, 24 février 2022.

3 Source : Direction générale du Trésor (France), 27 décembre 2021.

4 Source : United Nations Commodity Trade Statistics Database (Comtrade Database).

 

Source : Lazard Frères Gestion au 25 février 2022.

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