Après de vives inquiétudes en début de semaine dernière, les marchés semblent avoir été finalement soulagés par l’annonce de la constitution d’un gouvernement en Italie, jeudi 31 mai. Probablement parce que s’éloignait la perspective de nouvelles élections qui auraient pu se transformer en véritable référendum sur l’appartenance de l’Italie à la zone euro. Ce sentiment de soulagement repose sur la conviction que les atavismes de la politique italienne vont empêcher le gouvernement mis en place par la Ligue et le Mouvement Cinq Etoiles de mettre en œuvre l’ensemble des mesures annoncées, et que derrière les grandes déclarations, peu d’actions suivront.
A nos yeux, la prudence reste de mise. La situation politique reste instable et la possibilité de nouvelles élections à court terme va influer sur l’action de ce gouvernement. La question de l’appartenance à la zone euro n’est pas d’actualité mais le risque principal reste selon nous du côté des finances publiques. Un pays ayant un ratio de dette publique sur PIB supérieur à 130% et une croissance potentielle extrêmement faible n’a que peu de marges de manœuvres budgétaires. L’application du programme du gouvernement, même très partielle, remettrait en question la soutenabilité de la dette et générerait une confrontation directe avec le cadre budgétaire de la zone euro.
I. Un contexte politique volatil
Le résultat des élections italiennes du 4 mars s’inscrit dans un mouvement plus large de remise en cause des partis traditionnels dans les pays occidentaux. Dix ans plus tôt, le Mouvement Cinq Etoiles n’existait pas et la Ligue avait pour cheval de bataille l’indépendance de la Padanie. Ce sont deux partis politiques assez différents, mais qui se rejoignent dans le rejet des élites.
Le Mouvement Cinq Etoiles a été fondé en octobre 2009 par Gianroberto Casaleggio et Beppe Grillo. Si ce dernier en a représenté la face visible, le premier en a constitué la véritable cheville ouvrière, remplacé depuis 2016 par son fils. En effet, Davide Casaleggio est l’administrateur de la plateforme qui est le cœur du mouvement, en hébergeant les blogs d’information et sites de vote en ligne. Les Casaleggio sont considérés comme les éminences grises du mouvement et des soupçons existent sur les liens entre leur société de conseil informatique et le parti. Initialement conçu comme l’expression d’un ras-le-bol anti-élites, le mouvement Cinq Etoiles repose sur une conception assez radicale de la démocratie directe. Dépourvu d’idéologie, il se fait le réceptacle et la chambre d’écho de l’opinion de ses membres et des mesures les plus populaires, ce qui l’a amené à combiner un positionnement très dur sur l’immigration, avec des mesures écologistes et d’autres d’inspiration sociale. Pour les dernières élections, les candidats et les mesures du programme ont été choisis par un vote direct des militants. Alors que Luigi di Maio s’est efforcé de se distancer de certaines positions jadis prises par le mouvement comme la sortie de l’OTAN ou de la zone euro, il a été critiqué par la frange la plus virulente du mouvement. On peut s’interroger sur la solidité de sa position à la tête d’un mouvement qui se revendique sans dirigeants.
Tout autre est la position de Matteo Salvini à la tête de la Ligue. Militant de longue date, il est arrivé au pouvoir de ce qui était à l’époque la Ligue du Nord suite à la déroute électorale de 2013. Il a transformé le parti en axant son positionnement sur la question des migrants et l’opposition à l’Europe de Bruxelles. Le parti avait fait le choix de s’allier à Forza Italia et aux Frères d’Italie lors des dernières élections. Initialement partenaire junior de la coalition, la Ligue a réussi à recueillir plus de vote que Forza Italia, et comme le montre le graphique ci-dessous, elle est le parti qui dispose de la meilleure dynamique avec une forte progression de ses sondages depuis le 4 mars. Cette dynamique a permis à la Ligue de peser plus dans les négociations qui ont abouti à la formation de ce gouvernement. Ce que les 17% de son score ne lui auraient pas permis. Les deux ministres qui ont fait l’actualité, Paolo Savona, initialement proposé aux finances mais finalement ministre des affaires européennes, et Giovanni Tria, ministre des finances, sont ainsi des proches de la Ligue.
Le gouvernement est officiellement dirigé par Giuseppe Conte mais ses véritables chefs politiques en seront davantage les vice-premiers ministres Luigi di Maio, également ministre du développement économique, et Matteo Salvini, également ministre de l’intérieur. Les deux partis se sont adressés à des publics très différents et l’attelage de ces deux partis va sans doute demeurer un peu bancal. En conséquence, l’organisation de nouvelles élections restera dans tous les esprits. C’est pourquoi les deux partis auront sans doute à cœur de donner rapidement des gages à leurs électorats, afin de pouvoir se prévaloir des premiers résultats en cas d’élections anticipées. Le discours d’investiture de Giuseppe Conte montre d’ailleurs une certaine volonté d’aller vite.
La survie du gouvernement dépendra donc en grande partie de l’évolution du rapport de forces des deux principaux partis et des calculs politiques des uns et des autres, tout particulièrement de ceux de Matteo Salvini. Les sondages par coalition montrent en effet que la coalition de droite pourrait être proche du seuil permettant la majorité absolue dans les chambres.
II. Une sortie de la zone euro qui n’est pas d’actualité
Ni la Ligue, ni le Mouvement Cinq Étoiles n’ont évoqué la sortie de la zone euro dans la campagne des élections du 4 mars. Par ailleurs, Giuseppe Conte a insisté sur l’appartenance de l’Italie à la “maison Europe” et sur le fait que son gouvernement n’a aucune intention de quitter la zone euro. Les sondages montrent d’ailleurs que les italiens restent pour l’instant plus nombreux à vouloir conserver la monnaie unique, même s’ils demeurent le peuple européen ayant l’opinion la plus défavorable sur celle-ci. Est-elle pour autant totalement abandonnée ? L’établissement d’un plan de sortie a tout de même été évoqué dans une version préliminaire de l’accord de coalition. Une partie des sympathisants du Mouvement Cinq Étoiles restent attachée à cette idée. Les électeurs de la Ligue y sont également plus favorables. Si les nouveaux dirigeants du pays excluent cette voie pour l’instant, rien ne garantit que cette idée ait vraiment quitté leurs esprits. Les déclarations de 2016 de Matteo Salvini qui évoquait la nécessité de ne pas mentionner le sujet dans la campagne pour mieux le mettre en œuvre une fois arrivé au pouvoir laissent planer un doute.
Si jamais cette question revenait à l’ordre du jour, la procédure institutionnelle pour y parvenir est relativement longue. L’article 75 de la constitution interdit la tenue d’un référendum sur les traités internationaux, et donc sur le traité constitutionnel instituant l’euro comme devise. C’est donc par un vote à la majorité des deux tiers dans les deux chambres qu’une telle modification de la constitution pourrait se faire, seuil que la coalition n’atteint pas pour l’instant. Deux solutions s’offriraient alors à un gouvernement motivé : soit l’organisation de nouvelles élections en espérant obtenir les deux tiers des sièges dans les deux chambres, soit une procédure en deux étapes, en faisant d’abord voter la modification de l’article 75 suivant l’article 138. Cette première réforme constitutionnelle devrait être d’abord approuvée par un vote des deux chambres après deux débats séparés d’au moins trois mois, puis ratifiée par un référendum. Modifié, l’article 75 pourrait alors permettre l’organisation d’un référendum sur l’euro.
Le scénario d’une sortie larvée ne peut également être exclu. Le « contrat de gouvernement pour le changement » reprend l’idée des « Mini-Bots », des obligations d’Etat de faible nominal et sans intérêts qui pourraient être émises pour payer les fournisseurs et autres créanciers de l’Etat. Celles-ci pourraient être ensuite revendues et utilisées pour payer ses impôts. De nombreux analystes y voient en réalité l’émission d’une monnaie parallèle, qui pourraient préfigurer une nouvelle Lire.
Si ces différents scénarios ne sont pas d’actualité, ils pourraient revenir hanter les marchés en conséquence des choix budgétaires des partis au pouvoir.
III. Le vrai sujet : la politique budgétaire
Selon diverses estimations, les mesures annoncées dans le contrat de gouvernement représentent plus de 100 Mds EUR, soit entre 6 et 7% du PIB. L’ensemble de ces mesures ne seraient sans doute pas mises en œuvre immédiatement, mais les finances publiques italiennes n’offrent en réalité que très peu de marge pour un assouplissement budgétaire. Comme le montre le graphique ci-dessous, la reprise économique depuis 2014, n’a permis que de stabiliser le ratio d’endettement.
La mise en place d’une « flat tax », reposant sur deux taux à 15% et 20% pour les ménages et les entreprises représente à elle seule près de la moitié de la facture, soit 50 Mds EUR (2,8% du PIB). La mesure devrait être mise en œuvre dès 2019. Le coût de cette mesure pourrait être allégé par la suppression de certaines niches fiscales. Dans certains travaux, le FMI avait estimé que 19 Mds de celles-ci pourraient être supprimées sans grand dommage pour la croissance, mais les autorités italiennes n’ont jamais mis en œuvre ces mesures. Le nouveau gouvernement le ferait-il ?
Le revenu citoyen n’est pas exactement un revenu universel. En effet, son versement serait conditionné sur les ressources des personnes, pour leur permettre d’atteindre un revenu mensuel de 780 euros pour un célibataire. Les récipiendaires devraient également rechercher activement un emploi et verraient leur allocation supprimée après le refus d’un certain nombre d’offres d’emplois. A priori, cette réforme ne montera en charge qu’une fois la politique active de l’emploi renforcée par 2 Mds EUR de dépenses supplémentaires au niveau des centres d’emploi en 2019, ce qui reporte son impact budgétaire à 2020.
Le gouvernement souhaite par ailleurs revenir en partie sur la réforme de 2011 des retraites. Le contour exact des changements souhaités est pour l’instant inconnu, ce qui fait que les estimations du coût oscillent entre 0,8% et 1,6% du PIB. Le gouvernement semble vouloir revenir sur l’âge de départ à la retraite et ouvrir à davantage de professions la possibilité de partir en retraite anticipée.
Les gouvernements précédents avaient inclus dans leur budget une clause de sauvegarde, selon laquelle la TVA augmenterait automatiquement en l’absence d’économies sur la dépense. En l’état, si le budget 2019 n’inclut pas 12,5 Mds d’économie, la TVA augmentera de deux points au 1er janvier. Le gouvernement voudra sans doute supprimer cette mesure.
On compte également d’autres mesures, notamment à destination de la politique familiale. Au-delà de la pertinence ou non de toutes ces promesses, le problème de l’Italie est qu’une faible augmentation du déficit, surtout en tenant compte de l’augmentation récente du coût de financement du pays, suffit à faire progresser tendanciellement le ratio d’endettement.
Le risque lié aux taux est limité. Le Trésor italien a profité des conditions de financement favorables pour allonger la maturité de sa dette : le Trésor ne renouvellera que 12% de son stock de dette en 2019, 10% en 2020 et 9% en 2021. Les hausses de taux ne se diffuseraient donc que très progressivement et ne mettraient pas encore en péril la trajectoire du ratio de dette publique sur PIB. D’autre part, comme le montre le graphique ci-dessous, les taux actuels sont encore inférieurs au coupon moyen des obligations à renouveler sur les prochaines années, ce qui devrait permettre de continuer à diminuer le coût de financement moyen, pour peu que les taux de marché restent stables.
L’évolution du solde budgétaire sera le principal déterminant de la trajectoire à venir du ratio de dette publique sur PIB. Comme le montre le graphique ci-dessous, si l’augmentation des spreads sur les dernières semaines se confirme, il suffirait d’une dégradation du déficit supérieure à 0,5% de PIB pour que ce ratio s’oriente à la hausse.
Ces simulations reposent sur une croissance tendancielle et ne tiennent pas compte des effets de second tour de la hausse du coût de financement sur la croissance. En réalité, compte tenu de l’avancement du cycle économique, une nouvelle récession aura probablement lieu dans les dix prochaines années, ce qui aggraverait cette dynamique.
On voit donc que la mise en œuvre d’une petite partie du programme du gouvernement risque de poser de réelles questions en termes de soutenabilité de la dette publique. Dans ce contexte, une amélioration des spreads paraît difficile. Une crise est-elle donc inéluctable ? Certains aspects militent pour une réaction moins violente qu’en 2011-2012. Premièrement, le pays affiche un excédent courant de l’ordre de 3,0% alors qu’il affichait un déficit courant de la même taille en 2011. D’autre part, comme le montre le graphique ci-dessous, la part des détenteurs non-résidents a considérablement diminué, même si elle reste conséquente.
Il faudra selon nous surveiller plusieurs choses dans les prochains mois. La réaction des agences de notation sera importante. Aujourd’hui, l’Italie est notée BBB ou équivalent par les trois principales agences et un cran au-dessus par DBRS. Depuis quelques années, les agences ne peuvent s’exprimer que selon un calendrier établi à l’avance, sauf modification manifeste du risque de crédit. Moody’s a déjà placé le pays sous surveillance négative et se prononcera le 7 septembre. D’ici là DBRS s’exprimera le 13 juillet, Fitch le 31 août. S&P, qui avait revu la note à la hausse d’un cran en octobre dernier, fermera la marche le 26 octobre. Les agences vont sans doute attendre de disposer d’informations plus tangibles pour modifier leur note, or la procédure aboutissant au vote du budget 2019 ne devrait pas commencer avant mi-septembre. Les prochains mois verront probablement davantage de mises sous surveillance négative que de réels downgrades. En revanche, le premier semestre 2019 pourrait voir des révisions en baisse.
Ceci est en partie anticipé par le marché, le niveau de spread actuel du pays correspondant à une note équivalente à BB. Néanmoins, le passage du rating moyen en dessous de l’Investment Grade pourrait avoir des conséquences pour de nombreux investisseurs sous contraintes.
Ceci pourrait aussi avoir un impact vis-à-vis de la BCE, puisque ses achats se limitent aux actifs de bonne qualité, la contrainte de rating n’étant levée que pour les pays faisant l’objet d’un programme d’aide du Mécanisme Européen de Stabilité.
Ces choix budgétaires pourraient également créer des tensions avec les partenaires européens. Avec 2,3% de déficit en 2017, le pays n’est plus l’objet d’une procédure pour déficit excessif, mais le niveau très élevé de sa dette l’oblige à prendre des mesures pour réduire celle-ci et son objectif de moyen terme réclame une réduction du solde structurel de 0,6% en 2018. Une dégradation des comptes publics italiens pourrait donc faire revenir le pays vers une procédure pour déficit excessif, avec à terme la perspective de sanctions pécuniaires pour le pays.
Conclusion : quel risque de contagion ?
L’Italie risque donc de rester au cœur des préoccupations des marchés financiers pour un certain temps. Si le gouvernement mène à bien les mesures évoquées, les spreads pourraient encore s’écarter et la position de la Commission Européenne se durcir. Quelle serait alors la réaction du gouvernement italien ? Peut-on exclure que la Ligue ne cherche en réalité à mettre en place un rapport de force avec la Commission et les autres grands pays européens pour mobiliser la population italienne et l’amener in fine sur la route d’une sortie de la zone euro ? Le prochain sommet européen des 28-29 juin, qui doit notamment porter sur l’achèvement de l’union bancaire, sera sans doute l’occasion de voir quelle relation le nouveau gouvernement veut établir avec le reste de l’Europe.
Tout ceci ne doit pas faire oublier que le problème fondamental de l’Italie reste le faible niveau de sa croissance potentielle. Avec une croissance de la productivité quasi nulle depuis quinze ans, et une population active appelée à décroître, le pays a un besoin urgent de réformes structurelles qui ne sont pas à l’ordre du jour.
Le risque de contagion nous semble plus limité que par le passé. La croissance mondiale demeure bonne, notamment grâce aux Etats-Unis, mais aussi dans la zone euro où malgré leur baisse récente, les indices PMI sont toujours cohérents avec une croissance de 2,0%. La réaction somme toute mesurée des spreads espagnols et portugais montre que les investisseurs établissent une distinction entre ces pays. Le système bancaire européen est pour l’essentiel bien plus solide que lors de la crise de la zone euro. Enfin, la BCE a développé des outils pour intervenir. Si la contagion venait à augmenter, elle pourrait activer l’OMT pour aider l’Espagne ou le Portugal. Compte tenu des efforts déjà fournis par ces pays, la conditionnalité pourrait être minimale.
Dans ce contexte, la prime de risque pourrait rester relativement élevée sur les actifs italiens. En revanche, ce qui s’est passé pour l’instant n’aura sans doute pas d’impact sur la décision de la BCE de terminer son programme d’achat d’ici la fin d’année, pas plus qu’elle ne devrait mettre en question le scénario de croissance pour les prochains mois. Mais vu les éléments évoqués, on ne peut exclure une dégradation de la situation en crise, avec alors comme incertitude la réaction des autorités italiennes. Face à une nette dégradation des conditions de financement du pays, reviendraient-elles à une politique plus orthodoxe ou feraient-elles le choix de la fuite en avant ?
L’opinion exprimée ci-dessus est datée du mois de juin 2018 et est susceptible de changer. Données les plus récentes à la date de publication.
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