PATRIMOINE | Lettre de la Gestion Privée | 4ème trimestre 2022


Est-ce que loger gratuitement un enfant est constitutif d’une donation ?

La 1ère chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 2 mars 2022, a approuvé la cour d’appel de Poitiers d’avoir considéré qu’en logeant gratuitement un enfant, une mère lui avait consenti une donation indirecte et qu’en conséquence l’avantage accordé devait être rapporté à sa succession.

La Cour de cassation se fonde sur l’article 843 du Code civil qui prévoit que « tout héritier (…) doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs directement ou indirectement ». Le rapport civil, qui est différent du rapport fiscal, est destiné à assurer l’égalité entre les héritiers. Il s’applique aux donations de biens, mais également aux donations de revenus. En effet, l’article 851 du Code civil prévoit que le rapport est dû « en cas de donation de fruits ou de revenus ».

Le litige qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation opposait deux frères dans le cadre du règlement de la succession de leur mère. L’un des deux frères avait occupé une maison dont la mère était usufruitière (et dont les deux frères étaient nus-propriétaires) à partir de 1971 et jusqu’au décès de leur mère en 2015, soit pendant 44 ans, sans acquitter de loyer. La maison servait à l’enfant occupant à la fois de logement et de lieu d’exercice de son activité professionnelle puisqu’il y avait établi son cabinet de médecin.

Dans cette affaire, la cour d’appel de Poitiers a considéré qu’en accordant la jouissance gratuite de la maison à l’un de ses deux fils, la mère était animée d’une intention libérale. La cour d’appel en a déduit que l’avantage en résultant devait être rapporté à la succession et a évalué le montant du rapport dû par l’enfant gratifié sur la base des loyers qui auraient dû être payés si la maison avait été louée.

Non content de cette décision, l’enfant ayant bénéficié de l’occupation gratuite s’est pourvu en cassation, ce qui a donné lieu à l’arrêt du 2 mars. La décision de la Cour de cassation est conforme à d’autres décisions rendues antérieurement dans des situations voisines.

Pour la Cour de cassation, une mise à disposition gratuite d’un bien par un parent à un enfant est constitutif d’une donation indirecte si le parent est animé d’une intention libérale. Auquel cas, l’avantage doit faire l’objet d’un rapport à la succession. A l’inverse, si en logeant gratuitement un enfant, un parent n’est pas animé d’une intention libérale, il n’y a pas de donation indirecte et donc pas lieu à rapport.

Ainsi, dans un arrêt du 18 juillet 2012, la Cour de cassation a approuvé une cour d’appel qui avait rejeté la demande de rapport d’une sœur au motif qu’il n’était pas démontré qu’en logeant gratuitement son frère leurs parents aient été animés d’une intention libérale.

En pratique, il n’est pas rare que des parents logent gratuitement un enfant dans un bien leur appartenant. Le plus souvent, cette situation est considérée par les parents comme un devoir familial, un service rendu et non comme une donation.

Il peut d’ailleurs s’agir parfois d’une obligation légale pour les parents. Ça sera le cas si l’enfant n’a pas ou peu de revenus, par exemple, parce qu’il est étudiant. En effet, dans une telle situation, les parents sont tenus de subvenir aux besoins de leur enfant à proportion de leurs ressources.

En revanche, dans les situations dans lesquelles il n’y a pas d’obligation pour les parents de venir en aide à leur enfant, le fait de le loger gratuitement peut générer au moment du règlement de la succession des interrogations quant aux motivations de cette mise à disposition gratuite. Il peut alors être difficile d’établir quelle était leur intention. En cas de doute, la mise à disposition gratuite devrait être considérée comme une aide et non comme une libéralité rapportable. Cela étant, afin de limiter le risque de conflit entre les enfants, il peut être souhaitable pour le parent d’indiquer quelle était son intention en accordant la jouissance gratuite d’un logement à un enfant.

Les contentieux qui ont donné lieu à des décisions de la Cour de cassation en matière d’occupation gratuite d’un logement par un enfant ont tous été provoqués par un autre membre de la fratrie et non par l’administration fiscale. En revanche, si à raison d’un conflit familial, il est considéré qu’une mise à disposition gratuite d’un logement est constitutif d’une libéralité rapportable, alors cela emportera des conséquences au plan fiscal.

En effet, l’article 784 du Code Général des Impôts impose de rappeler lors d’une succession toutes les donations reçues par les héritiers. Cette obligation au rappel fiscal s’applique donc notamment aux donations indirectes.

Enfin, précisons que la solution qui consisterait pour un parent à demander à un enfant occupant un logement lui appartenant de lui verser une indemnité afin d’écarter le risque d’une contestation par un autre enfant doit être évitée.

En effet, dans ce cas, les sommes versées par l’enfant seraient constitutives d’un loyer et seraient taxables chez les parents à l’impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux. Au surplus, si le loyer versé est inférieur à un loyer de marché, les parents risquent d’être imposés sur la valeur locative de marché.

En effet, en matière d’impôt sur le revenu, il est prévu que le propriétaire est censé se réserver la jouissance des logements qu’il occupe à titre de résidence principale ou secondaire ainsi que des logements qu’il laisse à la disposition de tiers sans y être tenu par un contrat de location. Dans ce cas et en application de l’article 15 II du CGI, le contribuable est exonéré sur le revenu théorique desdits logements.

À l’inverse, si le logement est loué à un membre de la famille, le propriétaire ne sera plus considéré comme jouissant du logement et sera soumis aux règles prévues à l’égard des immeubles donnés en location, mais l’administration fiscale sera alors fondée, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat, à considérer le bail comme anormal en présence d’un loyer de faveur et à imposer le contribuable sur le loyer que le propriétaire pourrait normalement retirer de la location de ce logement.

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Voir aussi : https://latribune.lazardfreresgestion.fr/economie-lettre-de-la-gestion-privee-4eme-trimestre-2022/

L’opinion exprimée ci-dessus est datée du 20 octobre 2022 et est susceptible de changer.

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